Cet article fait partie d’une série sur le sport, rédigée à l’occasion du Tour de France 2024 et des Jeux Olympiques de Paris.
Retrouvez les deux premiers articles de cette série, dont celui de la semaine dernière qui constitue la première partie du présent article :
Après avoir exposé le phénomène du dopage et les motivations multiples des sportifs qui y ont recours, il est important de se pencher sur les causes de ce phénomène.
Cette recherche des causes profondes du dopage est d’autant plus importante que le phénomène du soutien artificiel à la performance s’est considérablement élargi au sein de nos sociétés lors des trente dernières années. En effet, dans les années 1980-1990, les stimulants chimiques étaient réservés au milieu sportif et principalement au milieu de la compétition. Or, on remarque, depuis cette époque, que le recours aux stimulants physiques et cognitifs ainsi qu’aux psychotropes, qu’ils soient légaux ou illégaux, s’est de plus en plus élargi. Que ce soient les stimulants utilisés par les étudiants en période d’examen, les drogues psychotropes dont certains milieux professionnels et politiques semblent friands pour faire face au stress, l’utilisation d’anti-douleurs pour résister dans un travail physiquement harassant ou même la vente en libre service de boissons énergisantes composées de taurine et de caféine sur-dosée. Les pratiques chimiques artificielles visant à améliorer la performance ont littéralement envahi la société. Bien sûr, aucun de ces exemples n’est formellement appelé “dopage” car l’utilisation de ces substances n’est pas contrôlée, sauf dans le cas des drogues illicites. Mais en réalité, on peut rapprocher le dopage sportif et le recours à ces stimulants non-sportifs par les motivations et les causes qui mènent à leur utilisation.
Car quelle différence existe-t-il entre l’étudiant qui se gave de compléments alimentaires de synthèse et de taurine pour préparer ses examens et le sportif qui prend quelques amphétamines pour se donner un coup de boost un jour de compétition ? Quelle différence existe-t-il entre un ouvrier qui se bourre de tramadol et autres antidouleurs pour faire passer un mal de dos chronique lié à ses conditions de travail et le coureur cycliste qui aura recours à la même molécule pour calmer douleurs et fatigue sur le Tour de France ? Il y a une différence de degré, mais certainement pas une différence de nature.
Et les chiffres parlent d’eux-même concernant le recours à la pharmacie qui ne cesse d’augmenter dans les pays de l’OCDE avec une prépondérance pour les antalgiques et les psychothropes. Serions-nous donc tous dopés ?
On le voit, les sportifs n’ont donc pas l’apanage du dopage… Ainsi, s’intéresser aux ressorts et aux causes du dopage n’est pas qu’une affaire de spécialistes ou d’une niche particulière ; c’est une question de santé publique. Le sport n’est que la vitrine des maux de nos sociétés et le dopage est un miroir grossissant de nos problèmes.
Alors quelles sont les causes profondes du dopage ? Nous verrons qu’il y a des causes économiques, des causes sociales et des causes civilisationnelles.
Les causes économiques
La financiarisation
Cette cause est souvent invoquée : l’argent. Les sportifs se dopent de plus en plus, non seulement pour la gloire, mais parce que les enjeux financiers dans le sport sont considérables. Selon l’économiste Jean-François Bourg1, le sport mondial représentait, en 2019, un marché estimé à 900 milliards de dollars et ce marché est en croissance constante de 5 à 6% par an. On a vu, depuis une quinzaine d’années, une véritable explosion des budgets des équipes, des contrats de sponsoring et des rémunérations des plus grands sportifs.
Cela ajoute une pression considérable aux sportifs de tous niveaux, soit pour être performant au plus haut niveau, soit pour tenter d’y accéder et ainsi espérer toucher au rêve d’une vie de star de son sport. Le niveau physique des compétitions, quel que soit le niveau a considérablement augmenté sous l’impulsion de cette course à la performance sportive et donc financière. Il suffit par exemple de voir l’évolution physique des joueurs de rugby depuis la professionnalisation de ce sport au début des années 2000, pour comprendre ce phénomène : on est passés en 20 ans d’avants grassouillets et arrières légers à des physiques massifs et rapides à tous les postes.
On observe également une forme de prolétarisation du sportif qui devient progressivement la propriété de clubs ou de marques qui imposent des charges de travail et laissent peu de place à la liberté et au libre choix. La survie du plus performant est la règle et une blessure ou une simple méforme, même passagères, peuvent ruiner une carrière qui est déjà très courte dans le sport professionnel.
On peut ici faire également un parallèle édifiant avec la société capitaliste financiarisée actuelle. À mesure que les intérêts économiques se concentrent dans les mains d’intérêts financiers surpuissants, obnubilés par la rentabilité à court terme, tous les travailleurs, y compris aujourd’hui les cadres, sont poussés à une course à la performance toujours plus intense. Les gains de productivité doivent être constants et nombreux sont ceux qui doivent avoir recours à des soutiens chimiques pour pouvoir simplement survivre dans cette compétition économique acharnée.
Le rôle écrasant de big pharma
C’est là qu’entre en jeu un groupement d’intérêts très puissant : l’industrie pharmaceutique qui a flairé ici un bon filon.
L’EPO2, par exemple, était dans les années 1980 un médicament confidentiel, réservé aux personnes souffrant d’anémie et qui rapportait peu. Quand le Dr Michele Ferrari, grand précurseur du dopage à l’EPO dans le cyclisme a découvert quel intérêt pouvait avoir cette substance3 pour les coureurs, un marché considérable s’est ouvert aux laboratoires pharmaceutiques. Ainsi, un coureur dopé à l’EPO pouvait s’administrer jusqu’à 5 injections tous les deux jours, soit un coût à la semaine de 1 800 €. Cela ne peut que susciter un intérêt économique…
Le marché de l’EPO dopant est alors devenu plus important que le marché thérapeutique car cette molécule a été massivement utilisée dans des sports tels que l’athlétisme, le tennis, le football, etc.
Cet exemple est symptomatique et on pourrait dire la même chose du marché des hormones de croissance par exemple.
Le dopage est un marché gris pour big pharma et l’intérêt qu’y portent les laboratoires pharmaceutiques prouve que c’est un marché qui s’encombre peu de morale et d’éthique. Peu importe que l’usage de ses produits soit prohibé ou dangereux : tant qu’il y a des personnes pour consommer, il faut produire et vendre. C’est même, sur le sujet du dopage, que l’on peut comprendre un phénomène de plus en plus prégnant dans l’économie mondiale qu’est l’hybridation économique4. Cette hybridation est un mot qui cache une réalité moins propre : la collusion des réseaux mafieux et de l’économie de marché d’une part et le recours à des modes de fonctionnement mafieux pour opérer sur des marchés classiques.
Car il est évident que la distribution de ces molécules produites par des grands laboratoires ne peut pas se faire par les réseaux traditionnels de pharmacie. Il faut donc avoir recours à des réseaux de distribution occultes qui sont souvent les mêmes que les réseaux du trafic de stupéfiants. Cette hybridation est d’autant plus facilitée par le fait que les réseaux d’argent dans certains sports sont également des réseaux de blanchiment d’argent sale5.
Big Pharma est aujourd’hui devenu un immense parasite sur la vie humaine en général et les grands laboratoires se comportent avec tout un chacun de la même manière qu’avec les sportifs : flairer le besoin de soutien physique et psychique, proposer une molécule, développer le marché, organiser la dépendance. Le scandale des opioïdes aux États-Unis, qui a fait 645 000 morts de surdoses entre 1999 et 20216 est l’archétype même de ce comportement prédateur et sans morale de cette industrie.
Les sportifs tout comme les classes populaires laborieuses américaines, sont devenus de véritables otages de big pharma et de nombreuses équipes sportives ne conçoivent même plus que l’on puisse développer une performance sportive sans armoire à pharmacie bien remplie…
Les causes sociales
Le consumérisme du spectacle sportif
Mais se cantonner aux causes économiques relativement externes nous ferait manquer notre responsabilité individuelle, car il y a une interdépendance entre le sportif, le sponsor, le diffuseur et le spectateur.
Dans la société du spectacle dans laquelle nous vivons, le spectacle sportif est un des plus développés et lucratifs. Le cyclisme, à cet égard, fut un sport précurseur et les sponsors ont remplacé, dès les années 1950, les équipes nationales et régionales. Les sponsors ont compris qu’en s’associant à l’admiration populaire des grands champions, ils pouvaient multiplier leurs ventes. Les coureurs sont devenus très tôt des porte-étendards de marques souvent assez bas de gamme mais populaires.
Le sport est alors de moins en moins vecteur d’une simple admiration ou d’une identification, comme on pouvait l’avoir pour son champion ou pour son club local, et devient l’arène de jeux du cirque qui renvoient les spectateurs au rang de simples consommateurs inconscients. On achète la montre, le déodorant, le shampooing du champion suite à un match, ou une course où le cerveau totalement disponible du spectateur devient réceptif à des stimuli publicitaires incessants et inconscients.
Or pour vendre toujours plus, il faut empêcher le téléspectateur de telle ou telle compétition de zapper ou d’être pris par d’autres stimuli neuronaux. Bref, il faut captiver. On veut du score, des buts, des attaques, de records, et on en veut toujours plus… La pression physique est croissante et devient, au fil du temps, de moins en moins tenable.
Et il ne faut pas croire que cette pression ne s’exerce que sur les stars. La PME qui sponsorise le club local de football a parfois les mêmes attentes. Les sponsors individuels qui parient sur tel ou tel jeune sportif veulent du spectacle pour pouvoir apparaître sur le devant de la scène.
On en arrive même maintenant au niveau du spectacle sur le spectacle : l’exemple de Netflix qui propose pour plusieurs sports une série documentaire annuelle, qui sur la saison de Formule 1, qui sur le Tour de France, etc., rajoute à la surenchère de spectaculaire.
Et c’est aussi parce que nous, spectateurs et commentateurs du dimanche, nous sommes accros à ce spectacle que nous mettons les gladiateurs des temps nouveaux en situation de devoir se doper.
La société de la performance à tout prix
Panem et circenses. Du pain et des jeux.
Le développement des jeux du cirque romains est un des signes de la décadence de la civilisation romaine. C’est quand une majorité de romains sont devenus oisifs ou semi-oisifs, quand l’aventure de l’expansion de l’empire avait touché à sa fin, que l’épopée militaire et coloniale était arrivée à son terme que les jeux sont devenus un pis aller permettant de donner à peu de frais un sentiment aventureux aux romains sédentarisés et embourgeoisés. Le culte de la performance physique a atteint son paroxysme justement au moment où elle n’était plus nécessaire pour la survie individuelle, comme par nostalgie.
Il en va de même avec nos sociétés modernes avancées et à bien des égards décadentes. Le sport apparaît à l’aube du XXème siècle, c’est-à-dire au moment ou le capitalisme faisait entrer de plus en plus de classes sociales dans des formes de vies standardisées et sans relief, de production à l’usine ou de travail de bureau. Au début de l’aventure sportive, l’admiration des foules pour les sportifs allait de pair avec un sentiment d’identification : “il en bave autant sur son vélo que moi à la mine ou aux champs”. La performance pure était annexe, c’est l’effort qui comptait.
Puis la société de consommation a apporté son lot de confort et les foules se sont lassées des champions besogneux au profit de l’admiration de la performance pure (Raymond Poulidor était certainement la dernière réminiscence de ce culte du pur effort).
Progressivement, seule la performance s’est mise à compter, peu importe la manière. Le sport américain est la quintessence de ce changement et on a vu, au cours des années 1970 à 1990, les règles du basket et du football évoluer pour faire gonfler les scores, signe de l’évolution vers ce culte de la performance à outrance. Car quelle est la différence objective entre gagner avec un point d’écart ou 100 points d’écart ?
En dehors du sport, cette société de la performance à tout prix a elle aussi remplacé la société de l’effort. Les grandes entreprises ne doivent plus uniquement être rentables et survivre, elles doivent “sur-performer” avec des seuils de rentabilité financière qui sont passés de 3 à 15% dans certains secteurs. Chacun dans l’organisation, du balayeur au PDG est tenu de participer à cette sur-performance. On évalue, on mesure, on contrôle de plus en plus. Il ne faut pas seulement faire ses heures et son quota, il faut dépasser ses objectifs, obtenir des primes. Tout comme les sportifs de haut niveau deviennent assujettis à leurs sponsors et doivent mettre le polo du sponsor ou manger la barre énergisante du sponsor et avoir le discours corporate du sponsor, le salarié doit se fondre dans les valeurs de l’entreprise, les faire siennes et s’approprier les performances de celle-ci.
Comment ne pas finir, dans cette société de la performance à tout prix, par dérailler et s’aider par des produits dopants ou psychotropes ? Qui peut tenir à ce rythme ? On ne fera pas l’économie d’une critique de ce mode de fonctionnement si on veut résoudre durablement le problème du dopage, dans le sport et en dehors.
Les causes civilisationnelles
Le culte de l’égo et de l’amélioration de soi
Depuis quelques années, le culte de l’égo et de l’amélioration de soi, alimenté par les influenceurs et YouTubers de culturisme, a contribué à l’augmentation du dopage parmi les amateurs dans les salles de sport, de fitness et de musculation. Les réseaux sociaux regorgent de vidéos et de posts mettant en avant des physiques sculptés et apparemment parfaits, souvent accompagnés de conseils sur les régimes et les routines d’entraînement. Ces influenceurs, souvent dotés de millions de followers, projettent une image de succès et de performance qui peut être extrêmement attirante, mais aussi trompeuse. La pression pour atteindre des résultats similaires pousse certains amateurs à recourir à des substances dopantes pour accélérer leur progression.
L’influence de ces figures du culturisme crée une norme irréaliste de beauté et de performance physique. Les amateurs, en quête de validation sociale et d’une meilleure estime de soi, peuvent se sentir obligés de suivre ces modèles à tout prix. La disponibilité et la promotion de suppléments et de produits dopants sur ces mêmes plateformes renforcent cette tendance. En effet, certains influenceurs, motivés par des partenariats commerciaux, recommandent l’usage de produits qui promettent des gains musculaires rapides sans toujours mentionner les risques pour la santé.
Cette dynamique crée un cercle vicieux où le désir de reconnaissance et d’admiration alimente l’usage de substances interdites. Les amateurs, souvent moins informés des dangers du dopage que les athlètes professionnels, mettent ainsi leur santé en péril pour atteindre une image corporelle idéalisée. La responsabilité des influenceurs dans la promotion d’un mode de vie sain et éthique devient alors cruciale pour combattre ce phénomène.
L’utilitarisme du corps
Le dopage découle efin de cette dissociation entre le corps et l’esprit. Dans un monde où l’image corporelle est survalorisée et la réussite physique est synonyme de succès et de valeur personnelle, les individus sont incités à rechercher des moyens rapides et efficaces pour améliorer leur apparence et leurs capacités physiques. Les substances dopantes deviennent alors un raccourci attrayant pour atteindre ces objectifs, même si cela implique des risques significatifs pour la santé mentale et physique.
Ce phénomène est amplifié par la culture de l’immédiateté et de la gratification instantanée, caractéristique de nos sociétés de consommation. Les individus sont constamment exposés à des modèles de perfection physique, véhiculés par la publicité, les médias et les réseaux sociaux, qui façonnent leurs attentes et leurs désirs. En négligeant l’importance de l’équilibre corps-esprit et d’un rapport sain à soi-même, cette approche utilitaire du corps contribue à l’émergence du dopage comme une solution perçue comme facile pour répondre aux pressions sociales et personnelles. Pour contrer cette tendance, il est crucial de promouvoir une vision plus équilibrée et intégrative de la santé, qui valorise autant le bien-être mental et émotionnel que la performance physique.
On le voit, les causes du dopage sont bien plus profondément ancrées dans nos sociétés et nos modes de vies que les raccourcis généralement utilisés pour expliquer le seul dopage des sportifs de haut niveau. C’est cette compréhension plus profonde de ces causes qui peut engendrer une prise de conscience du problème qui est bien plus large que le seul monde du sport.
Il faudrait réellement, comme dans bien d’autres domaines, réenchanter le monde du sport pour pouvoir résoudre le problème, voire même réintroduire une dimension spirituelle au sport, ce dont nous parlerons dans notre prochain article la semaine prochaine.
À suivre …
Auteur : Eric Le Gal, Juillet 2024.
L’érythropoïétine, communément appelée EPO, est une hormone produite naturellement par les reins qui stimule la production de globules rouges dans la moelle osseuse. En augmentant le nombre de globules rouges, l’EPO améliore la capacité du sang à transporter l’oxygène, ce qui peut considérablement augmenter l’endurance et les performances athlétiques.
Dans les années 1990 et 2000, l’EPO est devenu populaire dans le peloton cycliste professionnel en raison de ses effets significatifs sur la performance. Les cyclistes cherchaient à améliorer leur capacité d’endurance pour les longues étapes et les ascensions difficiles des courses comme le Tour de France. L’EPO permettait aux athlètes de maintenir des niveaux d’intensité élevés sur de plus longues périodes, ce qui était crucial dans un sport où l’endurance et la récupération rapide sont déterminantes.
Cependant, l’utilisation de l’EPO comporte des risques importants pour la santé, notamment l’augmentation de la viscosité du sang, ce qui peut conduire à des complications cardiovasculaires telles que les crises cardiaques et les accidents vasculaires cérébraux. De plus, l’usage de l’EPO est contraire aux règlements antidopage et à l’éthique sportive, car il confère un avantage injuste et met en péril l’intégrité physique des compétiteurs.
Se référer à ce sujet aux ouvrages du journaliste Romain Molina.
Source Wikipédia : Lien vers l’article